LE BRUIT DE L’EAU
 
 
Bruxelles, 28 août 2019.
 
Benoît sortit de sa torpeur… « Déjà 10 heures 31 ! » se dit-il, en martelant du poing son radio réveil en meuglant, par après, des propos incompréhensibles. La tête compressée par une migraine carabinée, il s’écarta des draps éventrés par un sommeil de nuit agitée. Il s’engouffra péniblement dans la salle de bain afin de se verser au visage une eau fraîche, venue du lavabo, traversant le carrelage d’une humidité miroitante. La délivrance ! Retrouvant peu à peu ses esprits dans l’endormissement de sa nonchalance, il parcourut le living en esquissant deux pas de danse. Il se sentait enfin réveillé ! Par ailleurs, en entendant le bruit de l’eau du robinet qu’il avait malencontreusement oublié de fermer, il comprit rapidement que son état d’éveil demeurait très légèrement insuffisant. Retournant à la salle de bain dans un état de soumission exacerbée, il s’occupa alors, fermement, de la fermeture de l’eau froide avec colère. « Cette fois, tu es fermé, fichu robinet de carnaval ! » cria-t-il, en retirant son pyjama pour prendre une douche.
 
Les traits tirés, Benoît s’enferma dans la cabine de douche. Avec la lenteur d’un escargot, il balança le jet de la pomme sur son corps en exergue pour sa minceur encombrante. Comme une limace, le flexible de douche caressa lentement l’anatomie du jeune homme. Cette sensation le fit tressaillir dans un moment de rêverie et de béatitude. Ce midi, il devait rejoindre sa compagne Olivia au restaurant de la Gare du Sud pour manger avec elle une salade napolitaine. Il pensait terriblement à ce moment merveilleux à passer en sa compagnie, fabuleux dans les notions de partage et de réciprocité. Presque tout était propice à une journée digne d’un bonheur conjugué… Presque tout sauf la fatigue de Benoît qui se plaignait intérieurement de ses abus alcoolisés de la veille. En effet, avec un groupe d’amis, il avait fêté, jusqu’à trois heures du matin, son embauche à contrat indéterminé dans un cabinet de notables…
 
Habillé, le jeune homme s’empressa d’ouvrir le placard de la cuisine. Sa faim grondait dans son ventre aux musicalités exorbitantes. Il fallait qu’il se dépêche d’avaler ses abricots secs !
Après cela, il aurait la banane pour rejoindre sa bien-aimée. Il en était convaincu !
Il sentit enfin la force l’accompagner doucement après l’absorption d’un jus d’orange industriel (comme quoi) mais son mental le dupait complètement… En effet, l’excitation et la ferveur créées par la perspective des retrouvailles avec sa chérie le comblaient d’un tonus équivalant à une montée de désir. Dans quelques minutes, Olivia serait en face de lui, prête à l’écouter, à le féliciter gracieusement pour sa réussite professionnelle. Comme un coq, il se hâtait d’entendre les compliments prévisibles de sa compagne qui s’effaçait injustement pour honorer les efforts stupides de celui-ci. Son job, il l’avait décroché facilement car il connaissait le fils du patron, un ami d’enfance de longue date. Mais tout cela, Olivia n’en savait rien… Il lui cachait la moitié de sa vie comme un gosse qui avait fait des bêtises pour ne pas devoir affronter le caractère autoritaire de l’élue de son cœur…
 
A présent, dans les deux sens du terme, Benoît se dressait devant la porte d’entrée. Debout et fébrile à l’idée de revoir sa compagne, il manifestait cependant une certaine émotion engagée par un romantisme ténu et tenu malgré la largesse du bas de sa ceinture. Soudain, un frisson de terreur traversa tout son corps… Il entendit le bruit de l’eau s’échapper du robinet de la salle de bain. Il avait pourtant cru l’avoir fermé juste avant de prendre sa douche salvatrice… Mystère ! Le bruit s’intensifia et des murmures inintelligibles s’évacuèrent de la pièce fermée… « Je suis vraiment fatigué ! » pensa Benoît, en faisant un « non » de la tête… Préférant oublier, il ne se préoccupa plus des sons stupéfiants provenant de sa salle de bain et accusa son absence de lucidité. Nerveux, il sortit de son appartement et, sur le seuil, ferma à clé sa porte d’entrée. Sa montre indiquait « 11 heures 55 ». Il avait rendez-vous à midi au restaurant situé à deux pas de chez lui à pied…
 
Le jeune homme dévala l’escalier en trombe, abasourdi par l’opposition d’une migraine insistante et d’un enthousiasme amoureux. Des étoiles dans ses yeux pétillaient comme des soleils en fleurs. Il rêvait de revoir le tendre minois d’Olivia, la douceur de ses paumes saillantes, la délicatesse de ses mèches de cheveux brunes puis l’osmose de deux cœurs unis.
Dans la cage d’escalier, il croisa Monsieur Jaubert, son voisin, qu’il salua par un revers de main. « Tiens, il est déjà sorti de l’hôpital ? Son opération n’aura pas duré très longtemps ! » pensa Benoît, en le voyant si bien portant. « Enfin, je suis content pour lui ! C’est un brave homme ! » songea-t-il, en recoiffant rapidement sa raie au rez-de-chaussée. Arrêté pendant trente secondes devant la porte principale de l’immeuble, il se demanda s’il n’avait finalement pas oublié de fermer le robinet de la salle de bain. Mais, l’envie de revoir très vite Olivia le hantait. Cette perspective l’incita à ne pas faire demi-tour. Il ouvrit donc la lourde porte d’entrée…
 
« Quel beau temps ensoleillé ! » s’émerveillait Benoît comme un adolescent qui court la prétentaine. Sur le trottoir, ce dernier se dirigeait vers le restaurant et évidemment, s’en rapprochait avidement. Là-bas, sa bien-aimée l’attendrait avec un sourire ému et charmeur. Il le savait et il en rêvait éperdument… Le visage baignant dans un large bonheur, l’homme, arrivé à destination, poussa la porte du restaurant, avec force et détermination. Il scruta les tables les unes après les autres, à la recherche du tendre et merveilleux corps d’Olivia assis sur une chaise.
 
Au hasard des scrutations, il vit au fond de la salle, assis l’un à côté de l’autre, Olivia et un homme dont il ne connaissait pas l’existence. Le sang bouillonnant devant cette affreuse surprise à ses yeux, il s’approcha lentement de sa femme accompagnée de ce type inconnu. Le regard fixe et choqué par cette absurdité, il se dit au fond de lui : « C’est certainement un ami à elle ! Pourquoi m’en ferais-je ? ». Pourtant, la réalité le rattrapa et sa supposition devenait erronée... L’homme commença à poser ses mains sur les hanches d’Olivia avec une complicité amoureuse et un regard coquin qui en disait long sur ses intentions. Alors, Benoît, à toute hâte, rejoignit le duo, avec une immense colère et une profonde tristesse perceptibles sur son visage. Le serveur du restaurant l’interpela, sans réussite… : « Monsieur, c’est pour manger ? Si vous le souhaitez, la table trois est disponible ! Monsieur ? Monsieur ? ». Benoît, ailleurs, dans son monde abyssal de turbulences et de dégoût l’ignora comme un spectre ou l’homme invisible lui-même. Il n’avait qu’un objectif propre à sa détresse : se diriger vers la table du fond pour mieux cerner cette situation inédite et invraisemblable. Olivia et l’homme s’embrassèrent et s’enlacèrent tendrement. Cette fois, il n’avait plus de doute sur la nature de leur relation. Ainsi, une colère intense s’empara de Benoît…
 
« Olivia ! Qui est ce type ? Comment tu peux me faire ça ? » cria-t-il, sous les yeux embarrassés du serveur qui l’avait suivi jusque là.
« On se connaît ? Qui êtes-vous ? Que me voulez-vous ? » répondit Olivia, surprise et terrorisée. L’inconnu à côté d’elle se mit debout et interrogea calmement : « C’est une blague ? Vous êtes qui ? Vous êtes fou ? ». Benoît s’empara d’un couteau de cuisine sur la table à côté d’eux et menaça avec sang froid : « Je vais te saigner salopard ! Alors, tu te tapes ma femme ? ». L’homme prit la main d’Olivia et tenta de s’échapper avec elle par la droite. En vain… Benoît, sous les excès de sa fureur, retint les deux amants. Ensuite, il les poussa avec force et détermination. Sans succès, le serveur tenta de s’opposer à l’agression et de maîtriser Benoît… Celui-ci reçut un coup de poing en pleine face de la part de ce dernier. Il s’écroula devant un chariot de vaisselle… Quant à Olivia et l’inconnu, ils tombèrent tous les deux à la renverse devant la banquette du piano… Benoît saisit l’occasion opportune d’utiliser l’arme blanche qu’il avait en main… Il transperça le corps de l’homme à diverses reprises, le supprimant rapidement de ses fonctions vitales… En pleurs, Olivia, suffoquant, le supplia de lui laisser la vie sauve : « Pitié ! Pitié ! Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi… ». Insensible, Benoît lâcha : « Pourquoi ? Parce que tu es une trainée ! ». Juste après ces mots, déchaîné comme un fou rempli de haine et de sauvagerie, il égorgea la jeune femme avec une violence inouïe et inhumaine… Et ce qui devait arriver, arriva… Olivia rendit son dernier souffle, sans avoir eu la moindre possibilité de se défendre…
 
Benoît, remis de sa colère profonde, analysa la scène de crime, celle où il avait commis les pires atrocités par jalousie… Le sang avait giclé sur les touches du piano… Et une mare rouge se répandait sur le carrelage blanc... Il commença à se rendre compte de la situation et de la scène d’horreur devant lui… Trois personnes à terre, les seules alors présentes dans le restaurant durant les faits : une femme morte (sa compagne), un homme mort et un autre inconscient… Un moment d’absence le combla. Il ne réalisait pas encore la gravité de ses actes… Sur la table du couple, un journal ouvert sur la page des sports annonçait les prochains matchs de football… Il le prit en mains et le plaça devant ses yeux… Soudain, une détresse profonde l’envahit : « Mais qu’est-ce que j’ai fait ? Mais qu’est-ce que j’ai fait ? ». Il se mit à pleurer et ses chaudes larmes s’écoulèrent sur la date du journal : « le 28 août 2018 »…
Le bruit de l’eau comblait son cerveau du plus grand malheur possible.
 
Benoît se rendit compte qu’il avait, en quelque sorte, mis un terme à son avenir…
L’inconnu n’était autre que l’ex-compagnon d’Olivia… Il avait donc tué sa compagne alors qu’il ne la connaissait pas encore en ce 28 août 2018…
 
 
 
 
Nouvelle écrite par Nicolas PAVEE, le 19 mars 2020.