VENISE


Un vent glacial souffle par rafales, soulevant en maigres tourbillons la neige qui tapisse les gondoles. Elles me font pen-ser à ces biscuits oblongs et poudrés de sucre glace que ma mère confectionnait pour la fête de Norouz. Sur les bords du Rio Della Sensa, le clapotis des vaguelettes fait écho au crisse-ment de nos pas sur la neige. Une atmosphère ardoisée et fantomatique où se télescopent des siècles d’histoire, bruissant de personnages que je ne serais pas surprise de voir surgir au détour d’une ruelle. Aussi taciturne qu’à l’accoutumée, Ratan ressent-il ce basculement du temps qui semble nous emporter vers l’irrationnel? Une élégante silhouette surgit devant nous. Enveloppée dans un magnifique manteau et coiffée d’une large capeline noire, elle semble sortie tout droit du film Sunset Boule-vard. Elle se dirige à pas prudents vers le ponton d’amarrage d’un bateau en acajou verni : un hors-bord accastillé de chro-mes rutilants et de sièges turquoise. Chic et rétro. Tout dans cette femme respire à la fois la distance et l’impatience. Avec une curiosité détachée, ses yeux effleurent Ratan. Puis, elle s’approche de moi lentement, presque révérencieuse. Elle est maintenant si proche que je distingue avec netteté son visage où les rides ont creusé un fin lacis, évoquant la cartographie d’une terre desséchée. Mais l’âge n’a en rien altéré l’éclat vivace de son regard d’aigue-marine. Silencieuse, elle me fixe avec un étonne-ment mêlé de stupeur, les yeux écarquillés et la bouche entrou-verte. L’émotion semble d’un coup lisser ses traits. Elle chancelle. Ratan se précipite pour la retenir, mais il est devancé par un grand gaillard qui bondit du bateau avec l’agilité d’un chat.
— Je vous connais, jeune fille, murmure-t-elle. Je ne vous ai jamais vue, mais je vous connais. Croyez-le ou non, mais il est vraiment des êtres dont c’est le destin de se rencontrer. Refusez-le maintenant, il se représentera demain.
Un sourire frissonne sur ses lèvres.
— Avez-vous prévu quelque chose aujourd’hui ?
— Non, rien de précis. Nous venons d’arriver à Venise. Pourquoi ?
— Je souhaite vous inviter chez moi. Il faut que je vous parle.
Sans même réfléchir, j’acquiesce.
— Je suis la comtesse Pia Palazzi, et voici Luchino, nous dit-elle.
De sa main gantée, elle nous invite à prendre place dans le hors-bord.
— Un des premiers Riva Aquarama. Une légende, observe Ratan.
Je dissimule un sourire, amusée par l’évidence de son assertion. Nous prenons place dans la vedette. Une fois la capote blanche rabattue, Luchino démarre. Le bruit sourd et profond du moteur. Il amorce au ralenti un demi-tour avant d’accélérer légèrement et de libérer enfin toute la puissance du Riva. La neige ne tombe plus et le vent mollit. Le ciel bas, gris perle, se reflète dans l’eau du canal où tremble le mirage holographique des façades colorées. Le rio della Sensa est le fil d’Ariane qui nous conduit chez la comtesse. Un quartier où les maisons sont plus modestes. En dépit d’une météo calamiteuse, du linge est suspendu aux fenêtres. Après avoir croisé très peu de monde, nous descendons du bateau pour enfiler une rue étroite. Sur une plaque, Calle del Vento.
— Un nom prédestiné, bougonne Ratan.
— En Inde, on a des rues dont on cherche vainement le nom. Ici, on a des noms mais pas de rues. Juste des portes numérotées, mais murées, des jardins invisibles entourés de hauts murs et des chiffres romains gravés dans le marbre. Un peu comme les signes d’un jeu de piste, lui répliqué-je à voix basse.
Les jeux d’ombre et de lumière nous dévoilent un jardin immense, qui ferait l’enchantement de ma mère. Un équilibre de funambule, quand on sait que Venise est posée sur une forêt inversée. Des kyrielles de troncs dont la nudité spectrale résonne étrangement face à ce camaïeu de gris peuplé de cyprès, de pins parasols, de magnolias et de micocouliers où moussent des toiles d’araignées. Un chemin poussiéreux et de couleur safran, bordé de rosiers et de plantes à épices, serpente sous une voûte de chênes verts jusqu’à une bâtisse de style palladien. Elle se dérobe dès l’entrée, éclipsée par la porosité grise de quatre érections en pierre entourant un bassin circulaire. Quatre statues d’hommes-troncs, amputés de leurs bras, le buste fièrement projeté en avant, la bouche crispée en un sourire inexpressif. Les deux étages s’articulent autour de deux ailes symétriques, chacune griffée de hautes baies vitrées ouvrant sur le parc. Sur la porte en bois massif, un lourd heurtoir en bronze dépoli par l’air marin représente une nymphe à queue de sirène bifide couverte de feuillages. Au-dessus d’un lion sculpté à même la pierre du linteau, un numéro taillé dans le marbre : 6115.