16 Décembre
C’est officiel, mon neuvième mois débute et la seule chose que je constate c’est mon reflet, c’est à peine s’il apparait entièrement, on dirait un hippopotame souffrant d’une surcharge pondérale. Il faut vraiment que je fasse déplacer ce miroir vu le nombre de fois que je vais aux toilettes, une vraie fontaine à pisse. J’en peux plus, j'ai vraiment hâte d'en finir, la moindre tâche est pénible. Sur la cuvette je ne vois même plus la porte par où tout a commencé, ET CES HEMMEROIDES ! On me demande de m'assoir, de m'allonger sans songer un instant que c'est comme si je subissais le supplice de la bouteille, constamment, inlassablement... après faut dire que debout je ne me sens pas mieux. Mes jambes d'antilope se sont transformées en deux gros tonneaux d’acier, impossible de les lever, de tenir debout sans ressentir un engourdissement douloureux. Tous ces symptômes ne sont qu'anecdotes par rapport à cette immense fatigue que je ressens, elle est comme un gouffre qui s'approfondit de jours en jours, me vidant de ma substance. C'est vrai, elle n’est pas ordinaire, rien à voir avec celle qu'on ressent après une longue journée de travail ou une séance de sport un peu trop dynamique. Celle-là est de mauvais augure, elle m'annonce que rien ne sera plus jamais pareil ; que ma vie est bouleversée à tout jamais ; elle annonce la douleur dans laquelle nait la vie, de longues nuits sans sommeil, des coliques, des chutes, des vomissements et enfin de la peur. Oui, je suis tétanisée à l'idée de ce qui m’attend, même si j’ai hâte d'en finir avec ce poids, de délivrer ce qui me tient prisonnière de mon corps. Je sais qu'il sera à présent le geôlier de mon existence. J’ai cependant une épaule pour me consoler, et pas des moindres, celle de ma mère, je n’ai pas besoin de lui dire les choses, elle les pressent, les ressent sans m’accuser et me faire procès de ma « perversion ».

 26 Décembre
 Quand le jour de ma délivrance arriva, et qu’on posa sur mon sein lourd et endolori l’objet de toutes mes souffrances, un rictus de dégout se dessina sur mon visage affligé. Ma mère nous sauva l’un et l’autre de nous-même, de notre étrangeté, simplement en lui offrant ses bras pleins d’amour. Assez pour remplacer mon absence de sentiments à son égard, j’ai du mal à croire qu’il est de moi, de nous … il n’a rien de son père non plus. Je n’arrive pas à oublier son cri qui vous ferait regretter de ne pas être sourd. Un hurlement qui sonnait comme une plainte, qui me réclamait. Et j’en étais incapable.

 9 Janvier
Il commence à prendre forme, le schtroumpf bleu et visqueux, un portrait mal dégrossi de mon couple si c’était un Pokémon ça donnerait un truc à cheval entre un loup et une taupe … Dieu merci ma mère est à mes côtés, le couve, l’aime, répond à chacun de ses gazouillis et épie d’un regard tendre mes séances d’allaitement … Je la vois apprécier ce moment mais je devine autre chose dans son regard, une émotion que je n’arrive pas à nommer … ça ne me gêne pas, ça me laisse oublier la révulsion que je ressens à cet instant-là. Elle a même pensé à m’offrir un tire-lait, pour m’éviter cette peine.

 2 Février.
Ma mère s’est installée chez nous, j’ai pu reprendre mon travail et mettre fin à mes longues séances de larmes par des traitements de dossiers, de mailing, de commérages avec les collègues… cet éloignement me fait du bien. Je m’interroge à son propos, quelques fois je m’inquiète, mon corps réagit à ses besoins, ma poitrine se gonfle, devient douloureuse, un liquide nourricier découle de moi sans que je puisse le contrôler, même loin je suis sienne. Jamais je ne cède, ni ne m’enquiers de sa santé, c’est ma manière à moi de reprendre le pouvoir, et puis… ma mère veille.

 3 Mars.
 Souvent mon époux m’interroge sur le mioche, et alors que je balbutie comme prise en faute, elle vient à ma rescousse, m’extirpe de ma culpabilité et peut être aussi de mon devoir… Les pleurs sont rares, comme une chatte elle bondit pour le faire taire, pour qu’il ne me dérange pas ou peut-être pour le faire oublier.

28 Mars
 C’est que je commence à la nommer cette lueur qui ne quitte jamais ses yeux à chaque moment que je passe avec cet enfant, mon enfant. De l’envie. Elle luit dans son regard, elle me suit comme une ombre à chaque pas que je fais vers lui, ce fruit qui est mien. Et quand il s’enracine un peu plus dans mes bras, elle vient taillader doucereusement ce lien fragile, et mal assuré.
 
14 Avril
Mon père a embrassé ma mère devant moi, je ne m’en remets pas … je n’ai pas souvenir qu’il partageait le même lit, je dormais avec elle, et lui généralement dans le salon sinon où il pouvait.  Tout à l’heure, il avait du désir dans son regard pendant qu’elle le berçait.  Il regardait béatement la rondeur de ses seins alors que ma progéniture s’amusait de son sautoir et au passage tripotait gracieusement ses courbes.  Je percevais l’émotion à chaque pas, regard qu’il faisait vers elle, son visage était devenu un échantillon d’arc en ciel, ou s’y colorait la flatterie, l’amour, le désir et peut être du bonheur ?
En me tendant l’objet de son occupation, nous eûmes un regard, à travers cet échange qui ne dura que quelque secondes nous avions signés un contrat, elle me déchargeait de ce fardeau et je la laissais exister, elle ne savait rien d’autre qu’être mère.