Les premiers rayons du soleil irradiaient déjà la chambre à travers les interstices du store vénitien sans que Sybille ne daigne ouvrir les yeux. La jeune femme craignait ce qu'elle découvrirait. Depuis bientôt une semaine, des événements étranges se produisaient systématiquement lorsqu'elle dormait. Au tout début, ces phénomènes ne l'inquiétèrent pas. Un presse-papier déplacé de quelques encablures sur un bureau, un bibelot tombé à terre, rien de bien méchant. Elle crut d'ailleurs être à l'origine de ces changements sans grande importance. On fait parfois des choses machinalement sans en avoir vraiment conscience. Mais après deux ou trois nuits, la perplexité gagna son être tout entier. Les manifestations devinrent plus visibles, plus violentes aussi. La totalité de ce que contenait sa bibliothèque avait été jeté à terre et on avait débarrassé le placard d'une bonne moitié de ses vêtements. Et ce rêve, incessant. Les contours de ce que son esprit endormi percevait restaient imprécis mais à chaque fois, le même paysage se présentait à elle. Il semblait s'agir d'une immense citadelle d'une blancheur sans égale et légèrement flottante, naviguant au gré des vents qui la portaient.
Sans grand espoir, il fallut tout de même se résoudre à ouvrir les yeux sur ce monde. En basculant sa tête sur le côté, elle se rendit immédiatement compte que la situation avait franchi un nouveau pallier : cette fois-ci, tous ses meubles, son lit dans lequel elle était allongée excepté, avaient été renversés. Les mêmes questions martelèrent inlassablement son crâne cependant que sa raison gagnait toujours la partie. Sybille vivait seule et veillait à fermer avec soin chacune des fenêtres ainsi que sa porte d'entrée avant d'aller se coucher. Mais c'est surtout son incapacité à s'éveiller qui la faisait douter. Car enfin, au regard de ce capharnaüm, le bruit aurait dû la réveiller dans la seconde même. On ne pouvait littéralement déplacer des objets aussi volumineux dans le silence le plus absolu.
   Après avoir quitté la chaleur réconfortante de ses couvertures, son premier travail consista à mettre un peu d'ordre à ce chaos. Plusieurs tentatives lui furent nécessaires pour replacer le mobilier dans sa position initiale. Elle poursuivit ensuite son œuvre auprès d'objets plus mesurés qui ne demandaient qu'à retrouver leur petit environnement familier. Et c'est là, tout près de son secrétaire, entre un panneau de contre-plaqué foncé et le mur rayé qu'elle la vit, brillante et immense. Sybille n'avait jamais rien vu de tel. L'objet étincelait avec une telle force qu'elle due détourner le regard un instant. Elle y revint une poignée de secondes plus tard pour saisir avec une infinie délicatesse ce qui s'apparentait à une plume. Mais en réalité, ce spécimen n'avait rien en commun avec celles que l'on peut trouver à même le sol, lors d'une balade dans le fond de son jardin, sauf sa forme peut-être. Tout le reste était inédit. La taille d'abord. Sybille n'avait jamais été très à l'aise avec les chiffres mais elle put sans la moindre hésitation affirmer que la plume qu'elle tenait entre ses mains devait faire au moins cinquante centimètres de long. La couleur ensuite. On aurait dit que l'ensemble avait été plongé dans un bain d'or liquide. De l'extrémité du calamus à la pointe de l'ultime rémige, chaque millimètre était enveloppé de cette texture dorée qui lui donnait un aspect chatoyant et presque irréel. Le matériau enfin. L'étendard, d'habitude duveteux et gracile, disposait ici d'une rigidité telle qu'il était tout bonnement impossible de plier, ne serait-ce que d'un cheveu, la plume. Quelle était donc l'origine de ce reliquat d'escapade aérienne ? Quelle créature éthérée pouvait bien se parer d'un ramage aussi admirable ? La jeune femme butait sur cet insolvable problème.
   Le soir même, après une journée aussi ennuyeuse que les autres à supporter les petites misères humaines, cette dernière prit une décision radicale et sans appel. Il lui fallait à tout prix savoir ce qu'il se passait dans sa chambre lorsque ses paupières étaient closes. Dans cette optique, Sybille programma un réveil sur son téléphone qu'elle plaça tout à côté d'elle, sur sa table de chevet, avant de plonger sans retenue dans le royaume des songes.
   Ce sont les vibrations de l'appareil qui l'extirpèrent de sa lourde torpeur. L'endroit était évidemment enveloppé dans son habituelle noirceur. La moindre source de lumière agaçait prodigieusement la jeune femme, c'est pourquoi elle avait éliminé toute potentielle gêne avec la méticulosité de l'horloger penché sur son chef-d'œuvre miniature. Pourtant, quelque chose se reflétait sur le plafond défraîchi. Des rais vifs qui, partant d'un seul et même point, finissaient par se séparer pour barioler le papier peint que l'on s'acharnait encore à plaquer au-dessus des têtes jusque dans les années 1980. Le regard de Sybille se mit à suivre ces indices visuels et, sous la grille inconsistante, elle découvrit, ébahie, un homme. C'est ce que fut, tout du moins, sa première idée, mais très vite, ce qualificatif, jeté à la va-vite, se désagrégea dans son ignorance. Qu'avait-elle sous les yeux ? Certes, les bords évoquaient une silhouette humaine standard, de celles que le cosmos fabrique à la chaîne depuis des milliers d'années. Le reste n'était que chimère. Sybille ne disposait pas de moyens suffisants pour pouvoir apprécier les spécificités qui font tout le charme d'un visage.
   Au fond, l'énigme de la face de son visiteur des ténèbres lui passa au dessus de la tête comme l'on se moque de savoir ce que deviennent nos poubelles une fois catapultées dans le camion-benne. Il y avait bien plus intéressant que cela. Car l'apparition était enveloppée des pieds à la tête d'une énorme mandorle flavescente qui se déployait en la partie basse, à quelques centimètres seulement du sol, pour se terminer à la manière d'une petite traîne.
L'entité avait dû prendre modèle sur Rodin et son Penseur. Voûtée et la tête entre ses mains, quelque chose de sonore s'échappait d'elle. Il fallut tendre l'oreille pour déceler une sorte de dialecte dont Sybille ne pouvait comprendre un traître mot. Soudain, son lit se mit à grincer sous l'effet d'un transfert de poids de son bras droit vers son bras gauche. Le spectre cessa dans l'instant ses litanies ancestrales et voulut se dresser de toute sa hauteur. Malheureusement pour lui, sa stature était inversement proportionnelle à la taille de la chambre de Sybille : il se heurta à tout ce qui fut à sa portée. Une étagère chut aux pieds de l'image vaporeuse avant qu'une ribambelle de petites grenouilles en résine ne bondissent pour atterrir sur le sol parqueté. La vision de Sybille, assise à l'épier, combinée à l'avalanche des babioles durent effrayer le géant. Son éclatant pardessus révéla sa véritable identité lorsqu'il tenta de déployer ce qui n'était en fait rien d'autre que des ailes. Ces dernières se composaient de dizaines de plumes d'or, pareilles à celle que Sybille avait déniché le matin même, donnant au tableau une majesté sans nul autre égard. Et quand ses deux élytres s'animèrent, un cliquetis métallique embrassa chaque recoin des lieux.
   La jeune femme se mit alors à entendre une voix dans sa tête. Une voix profonde et suave qui néanmoins ne savait masquer l'effroi qu'elle pouvait faire naître chez son interlocuteur.
   - Est-ce toi qui rôde continuellement près des murailles de ma cité céleste ? Demanda -t-elle en reprenant une position plus confortable.
Étonnamment, les lèvres de Sybille restèrent scellées. Seule sa pensée put entrer en contact avec la voix venue d'outre-tombe :
   - Qui es-tu ? Que me veux-tu ?
Un rire puissant et intimidant surgit alors.
  - Tu te jettes et t'abandonnes dans mes bras chaque nuit comme tous les mortels de cette Terre. Je te fais découvrir de fabuleuses contrées, je peux t'aider à assouvir tes indicibles fantasmes et j'ai le pouvoir de te confronter aux angoisses les plus profondes, celles qui rongent ton cœur. J'exerce mon pouvoir sur les songes du genre humain.
Une énigme, voilà à quoi ressemblaient les paroles du monstre surnaturel. Loin d'être aussi compliquée que celle formulée par le Sphinx à Œdipe, la jeune femme tenta une réponse :
   - Morphée ?
La voix grave ne confirma rien et réitéra sa question originelle. Acculée et en proie à une peur grandissante, la jeune femme se résolut à opiner du chef.
   - Nulle âme en ce bas monde n'a le droit de s'approcher de mon acropole. Et malgré mes incantations, rien ne semble te décourager dans ton entreprise, avoua l'anthropomorphe.
Tout devint soudainement très clair dans le cerveau de Sybille. Morphée la visitait depuis une semaine dès qu'elle perdait connaissance afin de trouver le moyen d'empêcher à ses rêves d'atteindre son antre. N'y parvenant pas, il soulageait sa colère et son impuissance en mettant sa chambre sans dessus dessous.
L'intruse interrogea le Dieu sur ce qu'elle devait faire pour éviter d'approcher de trop près son repère. La Divinité se tut un moment, avant de reprendre la parole :
   - Écrase toujours quelques graines de pavot et place-les près de toi au coucher. Leurs effluves m'appelleront et je te guiderai moi-même jusqu'aux vastes espaces oniriques qui n'attendent que toi pour être défrichés.
Puis ce fut le trou noir. Plus rien jusqu'à ce que l'aube consente à céder sa place à l'aurore et à ses javelines améthyste qui déchiraient les cieux. A son réveil, Sybille vit sa chambre parfaitement en ordre. Ce qui s'était déroulé la nuit précédente était encore ancré dans sa mémoire mais le doute germa rapidement en elle. D'un bond elle se leva et se précipita vers les étagères de la bibliothèque de laquelle elle retira toute une rangée d'ouvrages. Derrière, la plume d'or n'avait pas bougé d'un iota. La jeune femme conserva précieusement cette délicate relique dont elle ne parla à personne. Depuis cette visitation nocturne, Sybille appliqua à la lettre la prescription de Morphée et ne croisa plus jamais dans son sommeil la résidence évanescente du seigneur des rêveries.