Dixily
Vous souhaitez réagir à ce message ? Créez un compte en quelques clics ou connectez-vous pour continuer.

Connexion

Un monde littéraire...
Et bien plus...

La maladie des hommes EmptyLa maladie des hommes

more_horiz
Quand les dieux veulent nous punir, ils exaucent nos prières. — Oscar Wilde



   Un jour, tout être vient à la conclusion qu’il ne reste de lui plus que des miettes. Des miettes d’un être qu’il avait délaissé, un temps d’abord, pour qu’au fond, il n’en reste plus rien du tout.
   Un bateau à l’armature fière et sincère voguait sur les mers de Solus, son mât perçant la brume de Caelum. Ce fier destrier appartenait désormais au monde d’hier. Il avait fini comme beaucoup des capitaines qui s'étaient succédé à son gouvernail : croulant, presqu'oublié. A la différence près que le maître de chantier n’exigea pas qu’on réparât les capitaines. De ce fait, chacune des planches du bateau fut remplacée. Le chantier atteignit une ampleur sans précédent. Si bien qu’il ne resta du bateau de Thésée que des miettes.
   Et puis, bien vite, il n’en resta plus rien.

   Ce fut ce qui arriva à Eve, un matin brun, alors qu’elle pensait au monde d’hier. C’était un monde tout de gris, de ligne et d’angle. Un monde amer, semblable au cœur des marins qui bravaient le froid de l’hiver. Un monde à cause duquel Eve avait cessé de persévérer dans son être.
   Dans le frimas de Caelum, des souvenirs de ligne et d’angle s’imposaient à son esprit. La vie l’éprouvait, parfois. Et elle énumérait, encore, les secrets de l’univers, de ce monde qui la hantait : comment Solus naquit d’une étoile, comment cette étoile était l’ombre de ce monde qu’on ne pouvait saisir, un monde vaporeux et effilé, rien qu’à elle : Caelum.
   Il t’a tricoté le cœur comme ils ont défait ton âme.
   Elle se rappelait :
   Comme Solus vous collait à la peau, comme elle avait senti les larmes rouler le long de cette chrysalide. Comme elle empoigna le monde et l’éprouva. Éprouver la vie comme on éprouvait la souffrance. Solus était une prison. Une prison de liberté. Tout ce que Caelum lui avait prohibé dans son oppressante maternité.
   Jamais un rayon ne risquait de brûler la peau. Jamais un vent d’hérisser le poil. Jamais une feuille pour couper le doigt. Jamais rien qui puisse détruire. Tout ce qui lui restait, c’était la possibilité de s’abîmer.
   Ainsi, pour s’abîmer un peu plus, comme les humains face à Caelum, Eve pria. Elle rêva, souhaita, mille bonheurs qu’elle aurait aimés connaître. Et un jour, elle sut ce qu’elle désirait le plus au monde :
   « Libère-moi de l’indifférence. »
   C’était une manière tout à fait innocente de dire :
   « Je veux vivre. »
   Mais on ne veut rien dans ce monde. On ne le peut.
   Alors il en fut ainsi, car il n’en pouvait être autrement quand on veut vivre. Eve fut libérée de son indifférence.

   Le fiel des jours heureux
   S’éteindra avec eux
   (...)

   Eve traversa l’âme du monde. La glace coulait sur ses doigts. Le liquide visqueux détruisait son enveloppe pour qu’elle ne devînt plus qu’un corps, un corps qui tissait sa chair, chacun des nerfs qui lui servirait à mourir. Le rouge sang remonta jusqu’au tambour de la vie, s’accrocha à lui et elle ouvrit des yeux plein d’une âme nouvelle dans une inspiration qui traversa les poches de ses poumons, les emplissant de ce corps étranger qu'elle pensait avoir toujours été.
   Eve était devenue étrangère à elle-même, c’est-à-dire humaine. La violence de cette nouvelle forme lui traversa les tympans. Elle se recroquevilla sur le macadam gelé et tenta de se relever, mais chacun de ses muscles hurlait. Le premier pas fut le plus douloureux. La foule agitée prit le relais, lui criant des insanités. En quoi ce monde répondait-il à son souhait ?
   La réponse lui apparut : Là, un immense panneau dressé au milieu des échafaudages, tout de feuilles qui coupaient le doigt : « Bienvenue à Solus ». Les lettres dansaient devant ses yeux. Solus, un mot qu’on ne pouvait oublier.
   Elle était arrivée dans le monde d’hier, celui-là même qui l’avait perdue.
   Sur le panneau, Eve perçut une larme incongrue le long du gouvernail de Solus. Puis une seconde, sur le mât de Bienvenue. Et bientôt, il y eut tant de larmes qu’elles devinrent des pleurs. Ils traversaient sa peau, et ses cheveux chagrinés se blottissaient contre sa nuque.
   Comme un seul homme, les passants dégainèrent un long bâton au bout duquel s'étendait une étoffe. Cette  étoffe, elle le savait, préservait des peines de Caelum.
   Eve préféra suivre ceux qui subissaient ces chagrins car ils étaient comme elle : vulnérables. Ils la menèrent devant une grande porte rouge sur laquelle elle épelait : « Lycée des Quatre cents vies ».
   En passant la porte, Eve s’enferma dans un autre monde : un cloître animé par les allées et venues de sa population. Un groupe d’étudiants remarqua finalement sa présence et lui demanda son nom.
   « Eve, répondit-elle. Et vous ? »
   Tous comprirent qu’elle était la nouvelle qui rejoignait l'équipage et décidèrent de traverser avec elle ce dédale de couloirs.
   « Où allons-nous ? »
   En K324, entendit-elle alors qu’ils tournaient pour la cinquième fois à gauche. Ils ne s’étaient même pas retournés pour le lui expliquer, comme s’il s’agissait d’une évidence.
   « Pourquoi ? »
   Tous s’arrêtèrent et la dévisagèrent. Parce que c’est ainsi, semblaient-ils crier.
   « Y a-t-il quelque chose d’autre que je dois savoir ? demanda Eve qui commençait à se méfier de règles se révélant ésotériques.
   — Trouve-toi un rêve si tu veux vivre. »
   Et Eve se tut le reste du voyage.

   Le professeur transmit beaucoup de vérités à Eve. Des vérités si belles qu’Eve voulut apprendre à mentir. Elle suivrait ses pas. Voilà son rêve. Maintenant, elle pouvait vivre.
   Pour mener à bien ce projet, Eve dut apprendre, parce qu’il fallait apprendre le monde pour y exister. Mais il semblait à Eve que, plus elle apprenait, plus elle se noyait dans ce qu’était le monde et moins elle le comprenait. Il fallut qu’elle commentât les textes des grands artistes. Mais les grands artistes ne pouvaient être grands que s’ils étaient morts, si bien qu’elle hésita à en tuer quelques-uns. De ces textes, il fallut encore qu’elle commentât leur commentaire. Et de ces commentaires, il fallut qu’elle gardât une distance critique afin de commenter à sa manière. Bien sûr, il ne valait mieux pas s’éloigner du texte, encore moins du commentaire. C’était une science exacte qui demandait toujours de se contorsionner un peu plus en soi-même, pour correspondre un peu plus à d'autres que soi.
   Eve n'avait jamais été aussi heureuse. – Elle passa des mois ainsi. Voire des années. – Jusqu'au jour où elle croisa une jeune étrangère dans les couloirs et qu’elle lui demanda son nom.
   « Eve, répondit-elle. Et vous ? »
   Eve sourit de la coïncidence. De toute façon, elles n’avaient rien en commun, excepté ce nom : L’une était châtain, l’autre auburn. Des yeux noisettes et les autres amandes. Quelques centimètres séparaient leurs fronts. De fait, l’autre Eve s’exprimait dans un babillage chevrotant alors qu’Eve se tenait tout de même plus droite et assurée, plus fière aussi.
   Il lui fallut un sacré temps de réflexion – par prévenance – avant qu’elle ne consentît à la guider dans ce dédale de couloirs.
   « Où allons-nous ? demanda-t-elle. »
   En K324, réalisa Eve.
   Elle étira un sourire quand elle lui répondit, grimaçant, un arrière-goût de déjà-vu au fond de la gorge. De toute façon,  elles n’avaient rien en commun, excepté ces mots.
   « Ce n'est pas ce que je voulais dire, rit-elle, méprisante, du moins lui sembla-t-il. »
   Cette fois-ci, c'était trop. Eve la considéra d’un air méchant, le même qu'elle prenait face au miroir, prête à lui répondre que c’était son rêve d’être ici, pour devenir professeur, qu’elle y arriverait, peu importe les épreuves, et que ce ne serait pas une pâle copie d'elle-même qui la ferait douter. Malheureusement, elle ne put que grommeler :
   « Et toi ? Pourquoi es-tu ici ? »
   Eve sourit. Je voulais dire, l’autre Eve :
   « Parce que je veux comprendre. Et toi, pourquoi es-tu ici ? »
   Eve ne répondit pas.
   Car, de toute façon, elle ne savait plus.

   Les deux Eve fraternisèrent, pour une raison :
   « Chez moi, il n’y a personne. C’est reposant, disait l’autre Eve. Ici, il y a toujours beaucoup de bruits, ça me fait mal à la tête. »
   Eve avait fini par se résigner à l’étrangeté de leur similitude :
   « Dans mon chez moi non plus. C’était agréable, oui, le calme.
   — Et maintenant ? »
   Eve réfléchit, puis dit :
   « Maintenant, cela n'est plus qu'un sentiment amer. Je ne vois personne, même dans la foule.
   — Je connais ça : c’est la maladie de Solus. Elle survient quand on commence à douter. Dans ces cas-là, n’oublie jamais que je serai toujours là. »
   Eve sourit parce qu’elle n’y croyait pas.
   Et il semblerait que l’avenir lui donnât raison.

   L’autre Eve partit sans que personne d’autre ne s’en rendît compte. Elle s’était évanouie en K324. Personne n’avait levé la tête, exceptée deux yeux noisette. Elle avait vacillé et traversé le plafond pour rejoindre Caelum, puis plus rien. Un commentaire agacé du professeur. C’était tout ce qu’il restait des grands artistes.
   A la fin de la journée, Eve s’enferma dans sa chambre. Elle considéra le miroir, désirant, désirant à n’en plus pouvoir, retrouver Eve. Mais elle ne la trouva pas. Elle essaya de se rappeler pourquoi. Mais, dans le miroir, il n’y avait plus d’Eve. Elle se souvenait qu’elle était brune, des yeux aux cheveux. Mais son reflet, lui, avait une toute autre forme. Il était noir, noir de désir. Elle connaissait ça. C’était Solus, la maladie des hommes. Alors Eve ne voulut plus être humaine. Elle voulait revenir à Caelum. Là-haut, tout là-haut à Caelum. Là où il ne pleuvait pas.
   « Libère-moi de l’indifférence. »
   C’était une manière tout à fait coupable de dire :
   « Je veux mourir. »
   Mais on ne veut rien dans ce monde. On ne le peut.
   Alors il en fut ainsi, car il n’en pouvait être autrement quand on veut vivre. Il ne resta d’Eve que des miettes. Des miettes et un peu de rien.

   (...)
   Tout comme la lumière
   Qui retourne à poussière.

La maladie des hommes EmptyLa maladie des hommes

more_horiz
Namasté @Ophil 

La source ne suffit pas à la lumière, il lui faut un support pour qu'elle se manifeste pleinement. Sans support, nul ne peut la voir !

Texte porteur et prenant...as-tu déjà rédigé la suite ?

Bonne chance à tes études !

La maladie des hommes EmptyLa maladie des hommes

more_horiz
J'avoue que je suis bluffé.
C'est beau, c'est élégant, dense et riche, ça déborde!
Très inspirant, j'en ai changé la fin de mon premier texte publié sur ce site tant j'étais fasciné par l'univers de cet *essai ?* !
Bref, hâte de te relire !
 Dixily

Vous souhaitez commenter ce sujet ? Créez un compte en quelques clics ou connectez-vous pour continuer.